Chapitre X

L’aube le réveilla.

Le café du thermos était froid ; il avait perdu son goût de Jaspé. Il le but malgré tout pour soulager sa gorge desséchée.

Il y aura un endroit comparable à une école, songea-t-il. Une pension… avec des heures de visite. Et marquée par cette différence typique de Santaroga. Ce sera une école, et autre chose…

Il contempla le récipient : vide. Un goût amer lui restait dans la bouche. Il lui rappela sa faiblesse nocturne ; le Jaspé l’avait noyé sous les cauchemars. Un rêve lui revint : il était dans un palais de glaces, les glaces se brisaient avec bruit autour de lui… et il hurlait.

Un palais de glaces, songea-t-il : Des serres.

Le bruit d’une voiture qui s’approchait le tira de ses réflexions. Dasein sortit dans l’air froid du matin. Une Chevrolet verte se dirigeait en cahotant vers lui. Elle lui disait quelque chose. Si ce n’était pas là le véhicule de Jersey Hofstedder, c’était son double. Puis il aperçut la silhouette bovine et les cheveux gris de la conductrice : c’était la mère de Sam Scheler – Clara, la vendeuse de voitures.

Elle s’arrêta à sa hauteur, se glissa sur la banquette et sortit de son côté.

— On m’a dit que vous étiez ici et pardieu c’est bien vrai. Elle se tenait devant Dasein, un plat couvert dans les mains.

Dasein regarda la voiture.

— Vous êtes venue jusqu’ici pour encore essayer de me la vendre ?

— La voiture ? Elle tourna les yeux vers son véhicule comme s’il venait d’apparaître là par magie. « Oh, la voiture de Jersey… on aura tout le temps pour ça… plus tard. Je vous ai apporté de quoi reprendre du poil de la bête. » Elle lui offrit le plat.

Dasein hésita. Pourquoi devrait-elle lui porter quelque chose ?

— Petey est mon petit-fils, expliqua-t-elle. Mabel, ma fille m’a dit combien vous aviez été aimable avec elle hier soir. Elle jeta un œil sur la pointe fichée dans le flanc du camping-car, reporta son attention sur Dasein. « Me suis dit que peut-être votre problème est de ne pas vous rendre compte à quel point nous voudrions que vous soyez des nôtres. Alors je vous ai apporté un peu de mon ragoût à la crème aigre – y’a plein de Jaspé dedans. »

Elle lui mit le plat sous le nez.

Dasein le prit. Contact doux et chaud de la porcelaine sous ses doigts. Il dut lutter contre une envie folle de le laisser tomber, de le briser. Brusquement, il avait peur. La transpiration rendait ses paumes glissantes.

— Allez, régalez-vous, dit-elle. Ça vous remettra sur pieds pour la journée.

Il ne faut pas, se dit Dasein.

Mais c’était irrationnel : cette femme se montrait simplement, aimable, attentionnée… la grand-mère de Petey. L’évocation du garçon lui remit en mémoire l’incident de cette nuit.

École… Observation… Jaspé…

Un grognement en provenance de la Chevrolet verte le fit se retourner : un vieux berger écossais noir et blanc se hissa sur le siège avant, descendit. Avec la démarche lente et douloureuse du grand âge, il vint renifler les chevilles de Clara de son museau gris.

Elle se pencha, lui flatta la tête.

— J’ai amené Jimbo. Il ne sort plus guère maintenant. C’est qu’il est pas loin des trente-cinq ans et je crois bien qu’il devient aveugle. Elle se redressa, indiqua l’assiette que tenait Dasein. « Allez-y. Mangez. »

Mais Dasein était fasciné par le chien. Trente-cinq ans ? Cela faisait plus de deux siècles pour un être humain. Il reposa l’assiette sur le marchepied du camping-car, s’accroupit pour examiner l’animal. Jimbo. Il devenait aveugle, avait-elle dit et pourtant ses yeux avaient cette franchise déroutante qu’il avait déjà discernée chez tous les humains adonnés au Jaspé.

— Vous aimez les chiens demanda Clara Scheler.

Dasein opina.

— Il a vraiment trente-cinq ans ?

— Trente-six au printemps… s’il tient le coup jusque-là.

Jimbo trottina jusqu’à Dasein, tourna vers lui son museau gris, renifla. Apparemment satisfait, il se lova sous le marchepied, soupira, s’abîma dans la contemplation des dunes.

— Vous allez manger, oui ou non ? demanda Clara.

— Plus tard. Il lui souvenait la façon dont le véhicule de Jersey Hofstedder s’était imposé à ses pensées – comme une clé à l’énigme Santaroga. Le véhicule lui-même ? Il s’interrogea. Ou bien notait-il qu’un symbole ? Quel était le plus important ? La voiture ou le symbole ?

Remarquant son attention, Clara dit :

— Elle est toujours à 650 dollars, si vous en voulez.

— J’aimerais bien l’essayer.

— Tout de suite ?

— Pourquoi pas ?

Elle jeta un œil vers le plat posé sur le marchepied, et remarqua : « Ce ragoût n’est pas très bon réchauffé… et le Jaspé passe vite, vous savez. »

— Votre fille m’a donné son café, la nuit dernière.

— Pas de… contrecoups ?

C’était une question concrète. Dasein se surprit à analyser ses propres sensations corporelles – la blessure à la tête presque disparue, la douleur à l’épaule pratiquement évanouie… encore une pointe de colère latente à cause de Petey et de sa flèche, mais rien que le temps ne pourrait effacer.

— Je me sens bien.

— À la bonne heure ! Vous reprenez le dessus. Jenny en était sûre. Parfait. Elle indiqua la Chevrolet verte. « Allons faire un tour sur la nationale. Vous prenez le volant. » Elle s’assit à droite, referma la porte.

Le chien releva la tête.

— Tu restes là, Jimbo. On revient tout de suite. Dasein fit le tour, s’installa derrière le volant. Le siège semblait épouser la forme de son dos.

— Confortable, hein ? remarqua Clara.

Dasein opina. Il avait une étrange sensation de déjà vu, comme s’il avait déjà conduit cette voiture auparavant. Il l’avait parfaitement en main. Le moteur s’éveilla en ronronnant, prit son régime dans un silence presque complet. Il fit demi-tour, dégagea le véhicule des ornières et rejoignit la route. Il prit la direction opposée de la ville.

Il effleura l’accélérateur ; la vieille Chevrolet bondit : quatre-vingt-dix… cent… cent dix… Il redescendit à cent. Elle virait comme une voiture de sport.

— Elle a des barres de torsion, précisa Clara. Pas un poil de roulis. Pas mal, hein ?

Dasein essaya les freins – aucun déport ; le nez ne piqua pas d’un pouce. Comme si la voiture roulait sur des rails.

— Cette voiture est dans un meilleur état que le jour où elle est sortie de la chaîne, dit Clara.

Dasein approuva en silence. C’était un plaisir de la conduire. Il appréciait l’odeur de cuir de la sellerie. Le bois poli du tableau de bord luisait doucement. Aucun gadget : un simple assemblage serré d’instruments disposés assez haut pour être lus sans distraire l’attention de la route.

— Remarquez le capitonnage de la planche de bord sur ce côté. Trois centimètres d’épaisseur, avec une plaque de feuillard en dessous. Il a également coupé la colonne de direction au tiers de sa longueur pour y intercaler un joint universel. Vous pouvez heurter n’importe quoi : pas de risque de voir la colonne vous ressortir dans le dos. Jersey faisait des voitures de sécurité avant même que Détroit ait entendu prononcer le mot.

Dès qu’il vit un espace dégagé Daniel ralentit, fit demi-tour et retourna vers le camping. Il savait qu’il lui faudrait cette voiture. Elle répondait en tous points à la description de la femme.

— Vous savez quoi, reprit Clara. Je vais la déposer chez le toubib en rentrant. On s’occupera des détails plus tard. Je ne suis pas trop dure en affaires quoique je ne puisse pas vous donner grand-chose pour votre tas de ferraille.

— Je… je ne sais pas encore comment je vais vous payer. Mais…

— N’en dites pas plus. On s’arrangera bien.

Le chemin du camping était en vue. Dasein ralentit, emprunta la piste, rétrograda en seconde.

— Vous devriez quand même attacher votre ceinture, remarqua Clara. J’ai noté que… Elle s’interrompit tandis que Dasein s’arrêtait à côté du camping-car. « Il est arrivé quelque chose à Jimbo ! » Déjà, elle était sortie et se précipitait vers le chien.

Dasein coupa le contact, bondit dehors. Il accourut.

Le chien était pratiquement retourné sur le dos, les pattes raides, le cou arqué, la gueule ouverte, langue sortie.

— Il est mort ! Jimbo est mort !

Dasein reporta son attention vers le plat posé sur le marchepied. Le couvercle avait été repoussé sur le côté, le contenu visiblement dérangé. Le rebord était éclaboussé de sauce. Il regarda le chien à nouveau. De larges sillons griffaient le sable tout autour de la bête.

Brusquement, Dasein se pencha vers l’assiette de ragoût pour la humer. Derrière l’arôme puissant du Jaspé, une odeur amère lui fit froncer le nez.

— Du cyanure ? Il posa sur Clara un regard accusateur.

Elle regarda le plat.

— Du cyanure ?

— Vous avez essayé de me tuer !

Elle ramassa l’assiette, la renifla. Elle pâlit. Se retourna. Dévisagea Dasein, l’air ahuri.

— Oh, mon Dieu ! Le diluant de peinture ! Elle laissa tomber l’assiette et détala au pas de course vers sa voiture avant que Dasein n’ait pu l’arrêter. La Chevrolet démarra sur les chapeaux de roues, tourna dans une gerbe de sable et fonça vers la route. Elle dérapa en virant pour prendre la direction de la ville.

Dasein contemplait la scène.

Elle a essayé de me tuer. Du cyanure. Du diluant de peinture.

Pourtant, il ne pouvait faire abstraction de sa pâleur, de ses grands yeux étonnés. Elle avait été surprise, choquée, tout autant que lui. Du diluant. Il contempla le cadavre du chien. Aurait-elle laissé près de lui ce plat en le sachant empoisonné ? Peu probable. Alors pourquoi avait-elle fui ?

Du diluant.

Il y avait chez elle de la nourriture contaminée, comprit-il soudain. Elle se dépêchait de rentrer avant que l’un des siens ne s’empoisonne.

J’aurais mangé le ragoût, se dit Dasein.

Un accident. Encore un tragique accident.

Il donna un coup de pied dans le plat renversé, tira le cadavre de la bête hors du passage, grimpa derrière le volant de son camping-car. Après la voiture de Jersey, le moteur du Ford était une épave cliquetante. Il manœuvra lentement pour rejoindre la route et regagner la ville.

Un accident, songeait-il.

Un schéma se dessinait, mais il lui était difficile de l’admettre. C’était une déduction à la Sherlock Holmes : « Une fois éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable qu’il puisse paraître, ne peut être que la vérité. »

Jenny avait crié : « Va-t’en loin de moi. Je t’aime ! »

Ça se tenait. Elle l’aimait effectivement. Donc il devait se tenir éloigné d’elle. Provisoirement.

Arrivé à un embranchement, il prit à droite, suivant la flèche marquée « Serres ».

Un pont franchissait la rivière – un vieux pont en dos d’âne… Les lourdes planches branlaient sous ses roues. La rivière écumait en s’écrasant contre les culées de pierre usée des piles.

Dasein ralentit de l’autre côté, rendu méfiant par ce sixième sens auquel il avait appris à faire confiance.

La route longeait la rive droite du cours d’eau. Il la suivit en roulant au pas. Il jeta un coup d’œil vers l’amont mais un bosquet de saules cachait le pont.

La rivière lui donnait une impression de traîtrise, de dérobade… Elle lui faisait penser à un serpent liquide, venimeux, empli d’une énergie malfaisante. C’était un concentré de malveillance qui bondissait dans les rapides le long de la route. Et ce bruit… comme un rire moqueur.

Dasein poussa un soupir de soulagement lorsque la route s’éloigna de la rivière pour contourner deux collines basses et redescendre vers un vallon. Il aperçut de l’herbe derrière les arbres. Une étendue d’un vert brillant, considérablement plus vaste qu’il ne l’avait supposé.

La route débouchait sur un parc de stationnement pavé, face à une bâtisse en pierre. D’autres bâtiments – toits de tuiles, rideaux aux fenêtres – s’étageaient en lignes parallèles sur le flanc de la colline derrière les serres.

Un grand nombre de voitures étaient garées dans le parc, ce qui étonna Dasein. Il y en avait au moins une centaine.

Sans parler des gens : des hommes qui se rendaient d’une serre à l’autre, des silhouettes blanches aperçues derrière les vitres, des femmes qui allaient et venaient d’un pas pressé.

Dasein descendit la rangée de voitures en quête d’une place où garer.

Il trouva finalement un emplacement au bout du long bâtiment de pierre, s’arrêta, examina les alentours.

On chantait.

Dasein se tourna : le son provenait des maisons derrière les serres. Une troupe de gamins apparut. Ils descendaient le chemin entre les bâtiments. Ils portaient des paniers. Trois adultes les accompagnaient, marquant le rythme de leur chanson de marche. La troupe disparut derrière les serres.

Un sentiment oppressant lui serra la poitrine.

Il entendit un bruit de pas sur sa gauche : c’était Piaget qui s’avançait dans sa direction. La longue blouse blanche accentuait sa silhouette massive. Il était tête nue, les cheveux ébouriffés par le vent.

Piaget s’approcha du camion, passa la tête par la fenêtre ouverte.

— Eh bien, Jenny m’avait prévenu d’une arrivée… Dasein hocha la tête. Les paroles de Piaget semblaient sous-entendre quelque chose, mais leur sens réel lui échappait. Il s’humecta les lèvres.

— Quoi ?

Piaget fronça les sourcils.

— Jenny connaît le rapport. Elle a dit que vous vous pointeriez probablement ici. Sa voix semblait brusquement plus pesante.

Une arrivée, songeait Dasein.

C’était une étiquette collée sur un événement, une affirmation en dehors de tout jugement. Il étudia le visage large et glabre de Piaget.

— J’ai vu des enfants, dit-il.

— Qu’est-ce que vous attendiez ?

Dasein haussa les épaules :

— Vous comptez me faire fuir ?

— Al Marden a coutume de dire que fuir donne la fièvre et qu’observer donne conseil.

— Comptez-moi parmi les observateurs.

Avec un large sourire, Piaget ouvrit la porte du camion.

— Venez.

Dasein se rappela la rivière. Il hésita. Lui revenaient en mémoire le tapis déchiré dans le couloir de l’Auberge, le robinet de gaz ouvert, le lac, la flèche… le diluant à peinture. Et Jenny qui s’enfuyait – « Va-t’en loin de moi. Je t’aime. »

— Allons, venez, répéta Piaget.

Hésitant toujours, Dasein répondit :

— Pourquoi garde-t-on les enfants ici ?

— Nous devons contenir la surface de l’enfance, dit Piaget. C’est une chose brutale, vivace. Mais pleine de ressources. Il fit un geste vers l’étendue des serres. Il nous faut éduquer. Employer utilement cette énergie. Sans rien en perdre ; ni se priver.

Dasein hocha encore la tête. Toujours ces paroles sibyllines.

Contenir la surface de l’enfance ?

On eût dit le discours d’un schizophrène. Il se remémora l’incident de la Brebis Bleue, le dialogue troublant du jeune couple.

Comment pouvait-on écouter un crépuscule ?

— Vous… vous ne parlez pas anglais, se plaignit Dasein.

— Je parle.

— Mais…

— Jenny assure que vous saurez comprendre. Piaget se gratta la joue, l’air pensif. « Vous avez l’entraînement, Dasein. » De nouveau, cette voix pesante. « Que faites-vous de votre Weltanschauung ? Vous devez bien avoir une vision cosmique ? Le tout est plus grand que la somme de ses parties. Et quel est-il ? »

Le bras de Piaget balayait l’étendue du complexe maraîcher, la vallée tout entière, le monde et l’univers au-delà.

Dasein se sentait la gorge sèche. Cet homme était fou.

« Vous contenez l’expérience du Jaspé, poursuivait le médecin. Digérez-la. Jenny sait que vous en êtes capable. La réalité tire au travers des mots. »

Sa sensation d’étouffement devenait douloureuse. Les pensées se heurtaient dans son esprit, sans rime ni raison.

Toujours avec la même voix pesante, Piaget dit : « Chez environ un sujet sur cinq cents, le Jaspé ne peut pas… Il ouvrit les bras, paumes levées. Vous ne faites pas partie de ces exceptions. J’y engage ma réputation. Vous serez un individu ouvert. »

Dasein regarda le bâtiment de pierre, les gens affairés.

Toute cette activité : elle lui évoquait en quelque manière la danse des abeilles. Des mouvements destinés à lui indiquer une direction. Une direction qui lui échappait.

« Je vais essayer de vous l’exprimer en employant les termes de l’extérieur, reprit Piaget. Peut-être qu’alors… » Il haussa les épaules, s’appuya contre le montant de la porte pour rapprocher son visage aux traits lourds de celui de Dasein. « Nous passons la réalité au travers du crible des idées. Ces ensembles de concepts sont limités par le langage. Ce qui veut dire que le langage trace des ornières dans lesquelles doivent se mouvoir nos pensées. Si nous cherchons de nouvelles formes de valeurs, il nous faut sortir de ces ornières sémantiques.

— Quel rapport avec les enfants ? Dasein indiqua les serres, d’un mouvement de tête.

— Dasein ! Nous avons une expérience instinctive commune, vous et moi. Que se produit-il dans le psychisme autours de sa formation ? Aussi bien en tant qu’individus, cultures ou sociétés, nous autres êtres humains rejouons toutes les phases de la vie instinctuelle qui fut celle de notre espèce depuis d’innombrables générations. Avec le Jaspé, nous supprimons toute attache. Y associer la brutalité propre à l’enfance ? Non ! Cela nous mènerait à la violence, au chaos. Nous n’aurions plus de société. C’est tout simple, n’est-ce pas ? Nous devons surimposer un ordre contraignant aux schémas innés de notre système nerveux. Il nous faut donc des intérêts communs. »

Dasein essayait de se raccrocher à ces idées, de décoder au travers d’elles les propos antérieurs de Piaget. Contenir la surface de l’enfance ? Avoir une vision cosmique ?

« Nous devons répondre aux besoins de survie des individus, poursuivait le médecin. Nous savons que la civilisation/culture/société de l’extérieur agonise. Elle meurt effectivement, vous savez. Lorsqu’un tel fait est sur le point de se produire, les éléments se séparent du corps qui les a engendrés. Ils se libèrent, Dasein. Notre scalpel, ce fut le Jaspé. Homme, réfléchis ! Tu as vécu là-bas. Voici venir un automne virgilien… le crépuscule d’une civilisation. »

Piaget fit un pas en arrière, considéra Dasein.

Ce dernier pour sa part était littéralement fasciné par le médecin. Il y avait en cet homme une essence immémoriale, puissante, curieuse de tout ce qui l’entourait. Souligné par le col blanc de la blouse, il voyait un profil d’Égyptien, les pommettes saillantes, les mâchoires robustes, le nez d’un contemporain de Moïse, la denture blanche et régulière cachée par des lèvres fines.

Piaget sourit ; un sourire sourd et entêté, un regard mielleux qui courait sur le paysage environnant, les serres, les hommes.

Dasein comprit alors pour quelle raison on l’avait envoyé ici. Il n’était plus question d’étude de marché. Marden avait mis le doigt dessus : il était ici pour arrêter le processus, le briser.

C’est ici que les Santarogans adaptaient leurs enfants, les entraînaient. Les faisaient travailler. Et Piaget semblait n’avoir cure de ce qu’il lui révélait.

— Venez donc, reprit-il. Je vais vous montrer notre école.

Dasein hocha la tête. À quoi aurait-il droit cette fois-ci ? Une poussée accidentelle contre une vitre brisée ? Un gosse avec un couteau ?

— Je suis… Il faut que je réfléchisse.

— Vous en êtes sûr ? La phrase de Piaget planait comme un défi.

Une abbaye fortifiée des siècles d’obscurantisme, des moines guerriers : voilà ce qu’évoquaient pour Dasein, Piaget et sa vallée, ces Santarogans qui défiaient avec confiance l’extérieur. Mais était-ce vraiment de la confiance ? Dasein se posait la question. Ou bien les acteurs étaient-ils hypnotisés par leur propre rôle ?

— Vous vous êtes contenté de nager à la surface, dit Piaget. Sans même voir le combat. Vous n’avez pas encore acquis cet œil innocent capable de voir l’univers en se débarrassant des préjugés du passé. On vous a programmé et expédié ici pour nous briser.

Dasein pâlit.

« Programmé et bourré de préjugés. Car les préjugés s’élaborent à partir de la sélection et du rejet, ce qui est un processus de programmation. Il soupira. Que de mal nous donnons-nous pour vous, à cause de notre Jenny…

— Je suis venu ici avec l’esprit ouvert.

— Sans préjugés ? Piaget avait haussé un sourcil.

— Donc, vous vous opposez à… des groupes de l’extérieur sur la meilleure façon de…

— S’opposer est un terme trop doux, Dasein. Il s’agit d’une lutte de pouvoirs pour le contrôle de la conscience humaine. Nous sommes une cellule saine encerclée par la peste. L’enjeu n’est pas l’esprit de l’homme mais sa conscience, sa lucidité. Ce n’est pas une lutte pour acquérir une zone de marché : ne vous y trompez pas. C’est une lutte pour déterminer ce qui dans notre univers est estimable. À l’extérieur, on n’estime que ce qui peut être compté, calibré, calculé. Ici, nos critères sont différents.

Dasein perçut dans son ton une menace. Le vernis du faux-semblant avait disparu : le médecin venait de désigner chaque camp dans ce conflit et Dasein se trouvait pris au milieu. Il était, il le savait, sur le terrain le plus dangereux qu’il ait jamais connu. Piaget et ses amis contrôlaient la vallée. Un accident ex-post facto ne serait pour eux que jeu d’enfant.

— Ceux qui ont loué mes services, dit Dasein, sont des hommes qui croient en…

— Des hommes ! railla Piaget. Là-bas, et son doigt désignait les collines qui fermaient la vallée, « …ils détruisent leur environnement. Et dans le processus, deviennent des non-hommes. Nous sommes des hommes. Il se frappa la poitrine. Pas eux. La nature est un champ unifié. Toute modification radicale de l’environnement signifie que ses habitants doivent changer pour survivre. Tel est le cas pour les non-hommes de là-bas. »

Dasein regarda Piaget, bouche bée. C’était cela, bien sûr. Les Santarogans étaient des conservateurs. Ils ne changeaient pas. Il s’en était rendu compte de lui-même. Mais il y avait en Piaget un fanatisme intense, une ferveur religieuse qu’il trouvait répugnants.

Ainsi donc, l’enjeu du combat était l’esprit de l’homme.

— Vous êtes en train de vous dire que ces idiots de Santarogans détiennent une substance psychédélique qui les rend inhumains.

C’était si proche de ses propres pensées que Dasein se figea, terrorisé. Pouvaient-ils lire en lui ? Était-ce l’un des effets secondaires de cette substance ?

« Vous nous assimilez à ces va-nu-pieds crasseux adeptes du LSD. Des cinglés, selon vous. Mais vous êtes comme eux… inconscients. Nous, nous sommes conscients. Nous avons vraiment libéré l’esprit. Nous possédons notre traitement de choc… Tout comme le whisky, le gin, l’aspirine et le tabac… voire, oui, le LSD sont des traitements de choc. Mais vous devez voir la différence : le whisky et les autres dépresseurs rendent le sujet docile. Notre traitement de choc libère l’animal qui n’a jamais été dompté… jusqu’à présent. » Dasein regarda les serres.

« Oui, dit Piaget. Regardez. C’est ici que nous domestiquons l’animal humain. »

Dans un brusque éclair de lucidité, Dasein comprit alors qu’il en savait trop : il ne pourrait plus jamais quitter la vallée. Ils avaient avec lui franchi le point de non-retour. Et dans son état d’esprit présent, il ne voyait qu’une solution pour les Santarogans : le tuer. L’unique question pendante restait : Le savaient-ils ? Était-ce un processus conscient ? Ou n’opérait-il qu’au niveau de l’instinct ?

S’il précipitait une crise, Dasein savait qu’il découvrirait la réponse. Mais pouvait-il l’éviter ? Il se posait la question. Tandis qu’il hésitait, Piaget fit le tour du camion, grimpa dans la cabine à ses côtés en annonçant : « Vous n’allez pas venir avec moi. C’est moi qui vous accompagne.

— M’accompagner ?

— Chez moi. À la clinique. Il se tourna pour regarder Dasein. J’aime ma nièce, comprenez-vous ? Et je ne veux pas la voir souffrir si je puis l’éviter.

— Si je refuse ?

— Aaah, Gilbert ! vous seriez capable d’arracher des larmes aux anges. Mais nous n’en voulons pas, n’est-ce pas ? Nous ne voulons pas faire pleurer Jenny. Vous ne vous faites donc pas de souci pour elle ?

— Disons que j’ai quelque inquiétude sur…

— Lorsque arrive l’inquiétude, alors cesse l’enquête. Vous avez le cœur dur, Gilbert. Un cœur dur donne des courbatures. Retournons à la clinique.

— Quel genre de piège mortel y avez-vous monté ?

Piaget le dévisagea. Il était outré.

— Un piège mortel ?

Gardant un ton le plus raisonnable possible, Dasein lui dit :

— Vous faites tout pour m’assassiner. Ne le niez pas. J’ai…

— Vous me dégoûtez, Gilbert. Quand avons-nous tenté de vous assassiner ?

Dasein prit une profonde inspiration, leva la main droite, énuméra les accidents, rabaissant un doigt à chaque fois : quand il eut fini la liste, son poing était serré. Il n’avait omis que l’incident provoqué par Petey Jorick… et uniquement à cause de sa promesse.

— Des accidents ! s’exclama Piaget.

— Comme nous le savons l’un et l’autre, il y a fort peu d’accidents en ce bas monde. Ce que nous qualifions d’accident est bien souvent un acte de violence inconscient. Vous me dites avoir ouvert votre esprit. Servez-vous-en !

— Bah ! Vos pensées sont un vrai bourbier.

— Laissez reposer le bourbier et il se clarifie.

— Vous ne pouvez pas être sérieux… Il examina Dasein. Mais je vois bien que si. Il ferma les yeux un bref instant, les rouvrit. Bon. Et Jenny, la croiriez-vous ?

Va-t’en loin de moi. Je t’aime, pensa Dasein.

— Allons à votre clinique, dit-il. Il démarra, sortit du parc de stationnement et reprit la route de la ville.

— Essayer de vous tuer ! marmonnait Piaget. Il regardait sans le voir le paysage qui défilait… Dasein conduisait en silence… il réfléchissait, réfléchissait. À peine ses pensées s’envolaient-elles vers Jenny que ses vieux fantasmes le reprenaient. Jenny et sa vallée ! L’endroit l’avait enveloppé dans son aura… c’était dingue, dingue, dingue ! Pourtant un schéma émergeait, s’ordonnait selon sa logique propre : celle de Santaroga.

— Donc, tout le monde ne peut pas supporter votre… traitement de choc ? Qu’arrive-t-il en cas d’échec ?

— Nous prenons soin des nôtres, grogna Piaget. Voilà pourquoi j’ai bon espoir que vous resterez.

— Mais Jenny est une psychologue expérimentée. Pourquoi ne pas l’employer ?

— Elle a fait sa part de travail.

— Je vais lui demander de s’en aller avec moi. Vous le savez, n’est-ce pas ?

Piaget renifla.

— Elle est capable de se désaccoutumer de votre… Jaspé. Il y a bien des jeunes d’ici qui partent au service. Ils doivent…

— Ils reviennent toujours, après, l’interrompit Piaget. C’est porté dans vos notes. Vous ne comprenez donc pas à quel point ils peuvent être malheureux, là-bas ? Il se tourna vers Dasein. Est-ce là le choix que vous offrez à Jenny ?

— Ils ne doivent pas être si malheureux que ça de partir, remarqua Dasein. Sinon, malins comme vous êtes, vous auriez bien trouvé une autre solution.

— Hmmph, grogna Piaget. Vous n’avez même pas fait correctement votre enquête préalable pour ceux qui vous paient. Il soupira. Je vais vous dire une chose, Gilbert. La plupart de nos gars se font réformer : graves réactions allergiques à un régime dépourvu d’une ration périodique de Jaspé. Il n’y a qu’ici qu’ils puissent en avoir. Et les six pour cent environ de nos gars qui partent le font par devoir pour la vallée. Nous n’avons aucune envie d’attirer sur nous les foudres de l’administration fédérale. Nous avons un compromis avec l’État, mais nous n’avons pas une carrure suffisante pour appliquer la même technique à l’échelon national.

Ils ont déjà pris leur décision sur mon compte : Peu leur importe ce qu’ils me révèlent. Une soudaine angoisse lui nouait l’estomac.

À la sortie d’un virage, il longea la rivière. Devant lui se trouvait le bosquet de saules et la longue descente en courbe qui débouchait sur le pont de bois. Dasein se rappela l’impression funeste que lui avait donné la rivière. Il enfonça l’accélérateur pour laisser l’endroit derrière lui. Le Ford aborda la courbe aux terre-pleins dégagés. Le pont apparut. En face, un camion jaune était garé sur le bas-côté. Près du véhicule, des ouvriers buvaient dans des gobelets métalliques.

— Attention ! cria Piaget.

À cet instant, Dasein comprit la raison de la présence du camion : un trou béait au milieu du pont – là où les planches en avaient été ôtées. C’était une équipe de cantonniers qui avaient défoncé l’ouvrage sur une longueur de près de trois mètres.

Le camping-car avait parcouru une quinzaine de mètres le temps que Dasein prenne conscience du péril.

Il distinguait maintenant les barricades déployées à chaque extrémité du pont, un fanion jaune attaché en leur centre.

Dasein agrippa le volant. Son esprit se mit à calculer à une vitesse dont il se serait cru incapable : le temps s’était ralenti ; le camion semblait pratiquement s’être arrêté tandis qu’il passait en revue toutes les éventualités…

Piler ?

Non. Les freins étaient usés, tout comme les pneus. À cette vitesse, le véhicule déraperait et plongerait dans le vide.

Quitter la route ?

Non. La rivière l’attendait de part et d’autre de la chaussée – entaille profonde dans le sol, prête à l’avaler.

Viser le parapet pour arrêter le camion ? Pas à cette vitesse, et sans ceintures. Écraser l’accélérateur ?

C’était une possibilité. Il fallait défoncer la barricade mais ce n’était qu’une planche en bois. Le pont faisait un léger dos d’âne pour franchir le cours d’eau. Et la percée se trouvait au milieu. S’il avait suffisamment d’élan, le camion pourrait sauter par-dessus.

Dasein écrasa la pédale au plancher. Le vieux camion bondit en avant. Il y eut un violent craquement lorsqu’il défonça la barrière. Les planches vibraient sous les roues. Puis un instant en suspens de vol plané, une terrible embardée lorsqu’ils retouchèrent le sol, le « crac » de la seconde barrière.

Dasein freina à mort, s’immobilisa dans un hurlement de pneus, au droit des ouvriers.

Le temps reprit son cours normal tandis qu’il examinait le groupe – cinq hommes, visage pâle, bouche bée.

— Pour l’amour du ciel, haleta Piaget. Ça vous arrive souvent de prendre de tels risques ?

— Vous connaissiez un autre moyen de nous sortir de ce guêpier ? Dasein leva la main droite. Il la regarda : elle tremblait.

Après un instant de réflexion, Piaget répondit :

— Vous avez probablement choisi la seule solution… mais aussi… si vous n’aviez pas conduit aussi vite sur une route sans…

— Je vais vous faire un pari, l’interrompit Dasein. Je vous parie que ces travaux sur le pont n’étaient pas nécessaires. C’était soit une erreur, soit un coup monté.

Dasein se pencha vers la poignée, dut s’y prendre à deux fois pour la saisir et ce n’est qu’avec un violent effort de volonté qu’il parvint à l’ouvrir. Il descendit. Ses genoux flageolaient. Il demeura quelques instants immobile, inspira profondément à plusieurs reprises, puis se dirigea vers l’avant du camion.

Les deux phares étaient brisés, les ailes et la calandre nettement enfoncées.

Dasein reporta son attention vers les cantonniers. L’un d’eux, un homme brun, massif, en salopette et chemise à carreaux, était légèrement en avant. C’est à lui que Dasein s’adressa :

— Pourquoi n’y avait-il pas de pré-signalisation à l’entrée du virage ?

— Grand Dieu, mon gars ! s’exclama le type. Son visage s’empourpra. « Personne ne descend par ici à cette heure de la journée. »

Dasein se dirigea vers une pile de planches rangées au bord de la route. Maculées d’huile et de poussière, elles provenaient à l’évidence du pont. Trente centimètres de large, quatre d’épaisseur. Du séquoia. Il en souleva une par l’extrémité, la retourna : ni fente, ni entaille. Elle retomba avec un bruit mat de bois plein.

Il fit face à l’ouvrier auquel il s’était déjà adressé. Piaget se trouvait à plusieurs pas derrière.

— Quand vous a-t-on donné l’ordre de faire ces travaux ?

— Quoi ? L’homme se figea, dévisagea Dasein avec un froncement de sourcils perplexe.

— Quand vous a-t-on donné l’ordre de réparer ce pont, répéta Dasein.

— Ben… on a décidé de monter ici il y a une heure environ. Pour l’importance que ça a… Vous m’avez bousillé…

— Vous avez décidé ? N’avez-vous pas un planning à suivre ?

— Je suis le chef-cantonnier dans cette vallée, Monsieur. Et c’est moi qui décide, ne vous en déplaise.

Piaget s’approcha alors, s’arrêta près de l’homme et dit :

— Dr Dasein, je vous présente Josh Marden, le neveu du Capitaine Marden.

— Le népotisme commence chez soi, à ce que je vois, constata Dasein avec une politesse forcée. « Eh bien, M. Marden… ou puis-je me permettre de vous appeler Josh ?… »

— Bon, écoutez Dr Das…

— Josh, donc, poursuivit Dasein sur le même ton calme et poli. « Je suis très curieux, Josh. Ces planches m’ont tout l’air d’être parfaitement saines. Pourquoi avoir décidé de les remplacer ? »

— Qu’est-ce que ça peut bien…

— Dis-lui, Josh, intervint Piaget. J’avoue moi-même éprouver une certaine curiosité…

Marden regarda le médecin, puis Dasein.

— Ben… on a inspecté le pont… on fait des visites d’inspection régulières. Nous avons simplement décidé de faire un peu d’entretien préventif en mettant les planches neuves pour réutiliser les vieilles sur un pont moins fréquenté. Il n’y a rien d’anormal à ça…

— Y a-t-il d’autres travaux routiers urgents dans la vallée ? interrogea Dasein. Un chantier que vous auriez abandonné pour venir faire ce…

— Écoutez voir, Monsieur ! Marden fit un pas vers Dasein. « Vous n’avez aucune autorité pour… »

— Et la route du Vieux Moulin ? remarqua Piaget. « Elle a toujours ces nids-de-poule, dans le virage près du fossé ? »

— Bon, écoutez, Doc… Marden s’était tourné vers Piaget. « Pas vous non plus… ! Nous avons décidé de… »

— Du calme, Josh. Je suis simplement curieux. Alors, et cette route du Vieux Moulin ?

— Bof… Doc. Il faisait tellement beau, et la…

— Donc les travaux ne sont toujours pas faits ?

— Pari gagné, laissa tomber Dasein. Il retourna vers le camion.

Piaget lui emboîta le pas.

— Eh ! criait Marden. « Vous avez endommagé une propriété cantonale, sans parler des planches où vous avez atterri qui doivent être… »

Dasein l’interrompit sans se retourner.

— Vous feriez mieux de réparer ce pont avant que ne se produise un autre accident.

Il se glissa derrière le volant, claqua la porte. La réaction se faisait maintenant sentir : tout son corps frémissait de colère contenue.

Piaget grimpa à côté de lui. Le camion vibra lorsqu’il ferma la portière.

— Il peut encore rouler ? demanda-t-il.

— Un accident ! grommela Dasein.

Piaget demeura silencieux.

Dasein embraya et monta jusqu’à un petit soixante à l’heure. Dans le rétroviseur, il aperçut l’équipe de cantonniers qui se remettait déjà à l’ouvrage. L’un des ouvriers remontait vers le virage, un drapeau dans la main.

— Maintenant, ils envoient quelqu’un en avant-poste, remarqua-t-il.

La scène disparut derrière un coude de la route. Dasein se concentra sur la conduite : le camion brinqueballait de plus belle et la direction flottait.

— Il faut que ce soit des accidents, dit Piaget. « Il n’y a pas d’autre explication. »

Un panonceau stop apparut. Dasein s’arrêta au carrefour de la nationale. Elle était déserte, il prit à droite, vers la ville. Les protestations de Piaget ne méritaient selon lui aucune réponse. Il ne répondit pas.

Ils abordèrent les faubourgs. La station-service de Scheler était sur la gauche. Dasein y pénétra, recula jusqu’au vaste hangar au toit de tôle du garage.

— Que faites-vous là ? demanda Piaget. « Ce véhicule ne vaut pas… »

— Je veux qu’on le remette suffisamment en état pour me permettre de quitter Santaroga.

Les portes du garage étaient ouvertes. Dasein s’arrêta devant, coupa le moteur, descendit. Il régnait dans l’atelier une activité fébrile, ponctuée de coups de marteaux, du bourdonnement des machines. Des rangées de voitures s’alignaient sur les bancs de part et d’autre, éclairés par des projecteurs.

Un homme athlétique et bronzé, vêtu d’une salopette blanche maculée sortit du fond du garage et s’arrêta devant le Ford.

— Dans quoi diable êtes-vous donc rentré ? demanda-t-il.

Dasein reconnut l’un des quatre joueurs de cartes de l’hôtel : Scheler en personne.

— Le Docteur Piaget ici présent vous racontera les détails. Je voudrais que vous me mettiez des phares neufs et que vous jetiez un œil à la direction.

— Pourquoi ne pas le mettre à la casse ?

La portière claqua et Piaget apparut par la droite.

— Vous pouvez le réparer, Sam ?

— Pour sûr. Mais ça vaut pas le coup.

— Faites-le quand même et mettez-le sur mon compte. Je ne voudrais pas que notre ami aille penser que nous voulons le coincer dans la vallée.

— Comme vous voudrez. Doc.

Scheler se tourna et cria :

— Bill ! Dégage-moi cette Lincoln du pont et mets-y ce camion. Je te prépare une fiche.

Un jeune homme en bleu de travail graisseux surgit de derrière le pont de gauche sur lequel était montée une Lincoln Continental. Il avait la même carrure que Scheler, son teint bronzé, des traits analogues et des yeux identiques : bleu vif, alertes.

— Mon fils, Bill, présenta Scheler. « Il va s’occuper de vous. »

Dasein sentit un pincement de peur prémonitoire, recula contre le flanc de son camion. Autour de lui, le garage lui donnait la même impression de malveillance concentrée qu’il avait déjà perçue près de la rivière.

Scheler se dirigea vers le passage entre la Lincoln et un vieux fourgon Studebaker et cria par-dessus son épaule :

— Si vous venez signer la fiche de travaux, Dr Dasein, on s’en occupera tout de suite.

Dasein fit deux pas, hésita. Il sentait le garage se refermer sur lui.

— Nous pouvons aller à la clinique à pied, dit Piaget. « Sam nous appellera dès que ce sera réparé. »

Dasein fit encore un pas, s’arrêta, se retourna. Le jeune Bill Scheler était juste derrière lui. La sensation de menace lui martelait les tempes. Il vit Bill tendre une main amicale pour le guider entre les véhicules. Il ne pouvait se méprendre sur ce geste innocent, ce visage souriant et pourtant Dasein voyait en ces mains l’incarnation du danger. Avec un cri inarticulé, il bondit de côté.

Le jeune mécano, déséquilibré en rencontrant le vide devant son bras tendu, trébucha et tomba en avant. Au même moment, le pont sur lequel se trouvait la Lincoln s’effondra avec fracas. Il oscilla deux fois, s’immobilisa. Bill Scheler était à moitié pris dessous. Une de ses jambes eut un sursaut spasmodique, se raidit.

Une mare rouge se mit à couler de sous la voiture.

Piaget passa devant Dasein en hurlant à Scheler de relever le pont.

On entendit un compresseur se mettre en branle. La Lincoln frémit, se souleva, révélant un corps dont la tête, méconnaissable, avait été écrasée par l’un des bras du vérin.

Dasein se détourna, courut hors du garage pour vomir. Cela aurait pu être moi. C’était moi que l’on visait. Il prit conscience d’une soudaine agitation, de la plainte d’une sirène dans le lointain.

Deux mécaniciens émergèrent du garage, soutenant un Sam Scheler pâle et titubant.

C’était son fils, se dit Dasein. Il sentit que ce fait avait la plus extrême importance, mais son esprit choqué ne pouvait lui fournir la moindre explication.

Il entendit l’un des mécaniciens qui soutenaient Scheler lui dire :

— C’était un accident, Sam. Vous ne pouviez rien y faire.

Ils pénétrèrent dans la station avec lui.

Le hululement d’une sirène s’approchait. Dasein s’éloigna vers le parc de stationnement, s’adossa à une barrière.

Il vit son camion démarrer, disparaître à l’intérieur de l’atelier.

L’ambulance se faufila dans le parc de stationnement, tourna, recula vers le garage.

Elle repartit, sirène éteinte.

Piaget sortit du garage.

Il semblait étrangement abattu ; sa démarche était hésitante – il avançait à petits pas précautionneux. Il vit Dasein, s’approcha de lui, comme à contrecœur. Une traînée de sang tachait le côté droit de sa blouse blanche ; l’ourlet était maculé de cambouis, la manche gauche pleine de graisse.

Du sang et de la graisse – un mélange bizarre qui frappa Dasein mais à partir duquel on pouvait reconstituer toute une scène. Il frissonna.

— Je… j’ai besoin d’une tasse de café, dit Piaget. Il ferma les yeux un instant, les rouvrit pour considérer Dasein d’un regard implorant. « Il y a un café au coin. Voudriez-vous… » Il s’interrompit pour prendre une profonde inspiration. « J’ai mis ce gosse au monde. » Il hocha la tête. « Juste quand on se croit un médecin accompli, insensible à toute attache personnelle… »

Dasein ressentit un brusque sursaut de compassion envers Piaget et s’écarta de la barrière pour prendre le bras du docteur.

— Où est ce café ? J’en aurais bien besoin moi aussi.

L’établissement était une étroite bâtisse en briques coincée entre une quincaillerie et une petite boutique sombre de bottier. La porte claqua derrière eux. L’endroit sentait la vapeur et l’omniprésent Jaspé. L’un des pompistes de Scheler – chemise vert sombre et casquette blanche – était assis au comptoir sur la gauche, les yeux plongés dans sa tasse de café. Un homme en tablier de cuir, cheveux gros, mains calleuses, mangeait un sandwich à l’autre bout.

Dasein conduisit Piaget à une table éloignée du comptoir et s’assit en face de lui.

Le pompiste se tourna vers eux, les regarda. Dasein vit un visage qu’il savait être celui d’un autre Scheler – les mêmes yeux bleu vif, les mêmes traits massifs, la même peau sombre. L’homme s’adressa à Piaget :

— Salut, Toubib. J’ai entendu une sirène.

Piaget leva les yeux, croisa le regard de son interlocuteur. Il pâlit. Prit deux brèves inspirations, se détourna, regarda l’homme à nouveau.

— Harry, commença-t-il et sa voix était un coassement rauque. « Je… n’ai pas pu… » Il ne put continuer.

L’homme descendit de son tabouret. Son visage était pâle, figé comme un masque.

— J’étais assis là… et j’ai senti… Il se passa une main sur les lèvres. « C’était… Bill ! » Il pivota, se rua hors du café. La porte claqua derrière lui.

— C’est le second fils de Scheler, dit Piaget.

— Il savait. Et Dasein se rappela son expérience au lac, cette sensation de lien entre eux.

La vie se développe dans un océan d’inconscient, se remémora-t-il. Sous l’empire de la drogue, ces gens perçoivent cet océan.

Piaget considéra Dasein un moment puis dit :

— Bien sûr qu’il savait. Ne vous a-t-on jamais arraché une dent ? N’avez-vous pas senti le trou là où elle se trouvait ?

Une mince femme rousse en tablier blanc s’approcha d’eux. L’air troublé, elle examina Piaget.

— Je vous apporte votre café. Elle allait repartir, se ravisa. « Je… je l’ai senti… et Jim, à côté, est venu par-derrière me le dire. Je ne savais pas comment l’apprendre à Harry. Il restait assis sans bouger… de plus en plus abattu… il savait, mais refusait d’y croire. Je… » Elle haussa les épaules. « Autre chose, à part le café ? »

Piaget fit non de la tête. Dasein s’aperçut avec étonnement que l’homme était au bord des larmes.

La serveuse s’éclipsa, revint avec deux tasses de café, repartit vers la cuisine – tout ceci sans un mot. Elle aussi avait remarqué l’émotion de Piaget.

Dasein soupira, leva sa tasse, l’approcha de ses lèvres, hésita. Le café avait une odeur bizarre, amère, en plus de celle, habituelle, du Jaspé. Il approcha le nez de la tasse, huma. C’était bien amer. Un panache de vapeur serpentait à la surface du liquide sombre : Dasein crut y voir un cobra, tête dressée, prêt à le frapper de ses crochets mortels.

Il reposa la tasse en tremblant, leva les yeux et rencontra le regard interrogateur de Piaget.

— Il y a du poison dans ce café, dit-il d’une voix rauque.

Piaget regarda sa propre tasse.

Dasein la lui prit, la renifla. L’odeur amère n’y était pas. Il le goûta du bout des lèvres – il était chaud… embaumait le Jaspé… le café…

— Quelque chose ne va pas ?

Dasein leva les yeux et vit la serveuse devant lui.

— Il y a du poison dans mon café.

— Absurde ! Elle s’empara de la tasse que tenait Dasein, fit mine de la boire.

Piaget l’arrêta en lui posant la main sur le bras :

— Non, Vina… celui-ci. Et il lui tendit l’autre tasse. Elle l’observa, la huma, la reposa et détala vers la cuisine. Elle était déjà de retour, portant une petite boîte de couleur jaune. Son visage était pâle comme un linge. Ses taches de rousseur ressortaient sur ses joues et son nez comme les marques de quelque maladie.

— De la poudre à cafards, murmura-t-elle. J’ai… la boîte était renversée sur l’étagère au-dessus du comptoir. Je… Elle fit un signe de tête.

Dasein regarda Piaget, mais le docteur refusa de croiser son regard.

— Encore un accident, dit Dasein d’une voix égale. « Hein, Docteur ? »

Piaget s’humecta les lèvres.

Dasein sortit de table, bouscula la serveuse. Il prit la tasse de café empoisonné et la renversa délibérément sur le sol.

— Un accident peut toujours arriver, n’est-ce pas… Vina ?

— Je vous en prie… Je… ne voulais pas…

— Bien sûr que vous ne vouliez pas.

— Vous ne comprenez pas.

— Je comprends trop bien. Qu’est-ce que ce sera la prochaine fois ? Une balle perdue ? Que diriez-vous de quelque objet massif tombant d’un toit… Par accident, bien entendu. Il fit demi-tour, sortit du café à grands pas, s’arrêta sur le trottoir pour examiner les alentours.

C’était une ville tellement normale. Les arbres longeant le parc de stationnement ; normaux. Le jeune couple qui descendait le trottoir d’en face : si normal. Les bruits – un camion dans l’avenue sur sa droite, les voitures devant lui, un couple de geais qui se chamaillaient au sommet d’un arbre, deux femmes en discussion sur le pas d’une maison en bas de la rue – tout ceci était réellement normal.

La porte battante résonna derrière lui. Piaget vint le rejoindre.

— Je sais à quoi vous pensez.

— En êtes-vous sûr ?

— Je sais comment tout ceci doit vous paraître.

— Pas possible ?

— Croyez-moi, dit Piaget. Il ne s’agit que d’une incroyable série de coïncidences qui…

— Des coïncidences ! Dasein s’était brusquement tourné vers lui. « Jusqu’où peut aller votre crédulité. Docteur ? Combien de temps allez-vous encore raisonner avant de devoir admettre… »

— Gilbert, je me couperais le bras droit plutôt que de voir quelque chose vous arriver. Jenny en aurait le cœur brisé…

— Vous ne voyez vraiment pas, n’est-ce pas ? La voix de Dasein était horrifiée. « Vous ne voyez pas. Vous refusez de voir. »

— Dr Dasein ?

C’était une voix sur sa droite. Dasein se tourna et vit Harry – « le second fils de Scheler » – la casquette à la main. Il paraissait plus jeune que dans le café – pas plus de dix-neuf ans. Son attitude était emplie de tristesse et d’hésitation.

— Je voulais… Il s’interrompit. « Mon père m’a dit de vous dire… nous savons que ce n’était pas de votre faute si… » Il regarda Dasein dans les yeux, quémandant son aide.

Dasein sentit une brusque compassion pour le jeune garçon. Devant ce témoignage de pudeur. Malgré leur peine, les Scheler avaient trouvé le temps d’essayer de réconforter Dasein.

Ils ont cru que je me sentais coupable, se dit Dasein. Le fait qu’il n’eût pas éprouvé un tel sentiment l’emplissait maintenant d’une bizarre sensation de remords.

Si je n’avais pas… Il élimina cette pensée. Si je n’avais pas quoi ? Cet accident me visait.

— Ça ira, Harry, intervint Piaget. Nous comprenons.

— Merci, Doc. Il regarda le médecin avec soulagement. « P’pa m’a dit de vous prévenir que… la voiture, le camion du Dr Dasein… Les nouveaux phares sont montés. C’est tout ce que nous avons pu faire. La direction… Il faudra que vous conduisiez lentement tant que vous n’aurez pas remplacé tout le train avant. »

— Déjà ? s’étonna Dasein.

— Ce n’est pas long de changer des phares. Monsieur.

Dasein reporta son attention sur Piaget. Ce dernier lui rendit son regard avec une expression explicite : « Ils veulent que vous ôtiez votre camion. Ça leur rappelle… »

Dasein opina. Oui. Le camion leur rappelait cette tragédie. C’était logique. Sans un mot, il se dirigea vers le garage.

Piaget le rattrapa.

— Gilbert… Je dois insister pour que vous veniez à la maison. Jenny peut…

— Insister ?

— Vous êtes une vraie tête de mule. Gilbert.

Dasein contint sa colère qui montait et dit :

— Je n’ai pas plus envie que vous de blesser Jenny. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’agir seul. Je n’ai pas vraiment envie que vous sachiez à l’avance la moindre de mes actions. Je n’ai pas envie que l’un de vous m’attende au coin avec l’un de vos… accidents.

— Gilbert ! Il faut vous débarrasser l’esprit de cette idée ! Personne ici ne vous veut de mal.

Ils avaient atteint maintenant l’aire de stationnement qui s’étendait entre la station et l’atelier. Dasein regarda la porte béante du garage. Il avait brusquement l’impression d’y voir une gueule garnie de dents meurtrières, prête à se refermer sur lui. La porte béait, bâillait avant de l’avaler.

Dasein hésita, ralentit, s’arrêta.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda Piaget.

— Votre camion est juste à l’entrée, lui dit Scheler. Vous pouvez prendre le volant et…

— Et la facture ? s’enquit Dasein, pour gagner du temps.

— Je m’en occupe, annonça Piaget. Allez prendre votre camion pendant que je règle ça. Ensuite nous irons à…

— Je veux que vous me sortiez le camion. Et ce disant, il s’écarta hors de portée de ce qui pourrait éventuellement jaillir de cette porte béante.

— Je comprends votre réticence à rentrer là-dedans, dit Piaget, mais franchement…

— Sortez-le moi, Harry.

Le jeune homme regarda Dasein, l’air pris au piège.

— Ben, c’est que j’ai…

— Sors-lui son foutu camion, ordonna Piaget. Tout ceci est ridicule !

— Monsieur ? Harry tourna les yeux vers Piaget.

— Je t’ai dit de lui sortir son foutu camion ! répéta le médecin. Je commence à en avoir par-dessus la tête !

En hésitant, le garçon se dirigea vers la porte de l’atelier. Il avançait d’un pas traînant.

— Écoutez, Gilbert, lui dit Piaget. « Vous n’allez quand même pas croire que nous… »

— Je crois ce que je vois, coupa Dasein.

Piaget leva les bras et se détourna, exaspéré.

Dasein écouta les bruits en provenance de l’atelier.

D’ici, ils étaient étouffés – des voix, des cliquetis, le ronronnement de quelque machine.

Une portière claqua. Celle du camion, semblait-il. Dasein reconnut le crissement du démarreur. Le moteur démarra, accompagné de son toussotement caractéristique qui fut immédiatement noyé dans le fracas d’une explosion. Une boule de feu jaillit de la porte du garage.

Piaget sauta en arrière en poussant un juron.

Dasein passa devant lui en courant pour aller voir dans le garage.

Il aperçut des silhouettes qui se ruaient vers la porte à l’autre bout. Son camping-car était au milieu de l’allée centrale, encerclé par les flammes. Tandis qu’il avait les yeux sur son camion, une forme en feu jaillit du brasier, tituba, s’effondra.

Derrière Dasein une voix cria :

— Harry !

Sans l’avoir voulu consciemment, Dasein se retrouva à l’intérieur du bâtiment, luttant contre les flammes pour traîner le garçon en lieu sûr. Il sentit la chaleur, la douleur. Le brasier ronflait et craquait tout autour de lui. Une odeur d’essence et de brûlé lui envahit les narines. Il vit une rivière de feu couler vers lui sur le sol. Une poutre embrasée s’effondra à l’endroit même où s’était trouvé le jeune homme. L’air était empli de cris, il régnait une confusion gigantesque.

On jeta quelque chose de blanc sur la silhouette qu’il tirait, noyant le feu. Des mains l’écartèrent. Dasein réalisa qu’il était hors du garage. C’était Piaget qui avait jeté sa blouse sur Harry pour étouffer les flammes.

Quelqu’un semblait faire de même avec les bras de Dasein et le devant de sa veste, en se servant d’un manteau et d’une bourse. Quand on les retira, Dasein regarda ses membres : la chair noire et rouge, les cloques qui gonflaient. Les manches de sa veste et de sa chemise s’arrêtaient à hauteur du coude en fragments carbonisés.

La douleur commença – brûlure lancinante le long de ses bras, sur le dos de ses mains. Aveuglé par la souffrance, Dasein entrevit un break qui pilait à côté de lui, des hommes qui transportaient à l’arrière la silhouette emmitouflée de Harry. D’autres mains l’aidèrent à s’installer sur le siège du passager.

Des voix : « Doucement ! » « Amène-les à la clinique, Ed, et grouille-toi. » « Eh, donnez-nous un coup de main. » « Par ici ! par ici ! »

Puis des sirènes, et le grondement de moteurs de camions.

Dasein entendit la voix de Piaget, à l’arrière du break : « Okay, Ed. On peut y aller. »

La voiture se mit en mouvement, fonça vers la rue, vira, prit de la vitesse. Dasein regarda le conducteur, reconnut l’un des pompistes, se tourna vers l’arrière.

Piaget était penché sur le jeune blessé.

— Comment est-il ? demanda Dasein.

— Il portait des caleçons longs : ça l’a protégé. Il a dû se cacher le visage avec sa casquette mais son dos est en mauvais état. Tout comme les jambes, les bras et les mains.

Dasein contempla le blessé.

— Est-ce qu’il…

— Je crois qu’on l’a tiré à temps. Je lui ai fait une injection pour l’endormir. Il regarda les bras de Dasein. Vous voulez une piqûre ?

Dasein fit un violent signe de dénégation :

— Non.

Qu’est-ce qui m’a poussé à le sauver ? se demanda-t-il. Une réaction instinctive. Et qui l’avait précipité dans cette situation vulnérable : blessé, et enfermé dans une voiture en compagnie de deux Santarogans. Dasein testa sa conscience de Jaspé embryonnaire, ce sixième sens qui l’avait déjà averti du danger. Rien. La menace semblait s’être retirée. Est-ce pour cela que j’ai porté assistance à Harry ? Avec l’espoir d’apaiser Santaroga en sauvant l’un des siens alors même qu’ils essayaient de m’éliminer ?

— Encore un accident, remarqua Piaget mais sa voix avait une vague intonation dubitative.

Dasein croisa le regard interrogateur du médecin, hocha la tête.

Le break tourna dans une rue bordée d’arbres et Dasein reconnut le large porche du domicile de Piaget. Ils passèrent devant, empruntèrent une allée gravillonnée qui contournait la maison, franchirent une haute palissade et s’arrêtèrent sous le portique d’un édifice en brique d’un étage.

Malgré sa douleur Dasein remarqua que le bâtiment était caché de la rue par la palissade et par une rangée de résineux : il devait faire partie du complexe auquel appartenait le pavillon de Piaget. Un point qui lui semblait vaguement important.

Des employés en blouse blanche avaient jailli de l’édifice et sortaient le jeune blessé du break. Piaget ouvrit la portière de Dasein et dit : « Êtes-vous capable d’y aller tout seul, Gilbert ?

— Je… crois que oui.

Dasein tendit les bras devant lui, se glissa hors du véhicule. Toute son attention se portait sur ses mouvements douloureux. La migraine commençait à gagner son front, une névralgie lui descendait sur le côté droit du visage. L’édifice en briques, les portes battantes vitrées, les mains qui le guidaient avec précaution… tout ceci semblait s’effacer dans le lointain.

Je suis en train de m’évanouir. Il sentait qu’il pourrait s’avérer très dangereux de sombrer dans l’inconscience. Il réalisa brusquement qu’on l’avait placé dans un fauteuil roulant et qu’il descendait un corridor aux murs peints en vert. Ce sursaut de lucidité ramena la douleur. Il retomba dans les brumes bénies de l’inconscience. C’était presque une sensation physique : il sentait son corps rebondir entre ces deux murs – la douleur et l’inconscience.

L’éclat des lumières !

Il était baigné de lumière. Il entendit un bruit de ciseaux. Baissa les yeux, vit des mains qui s’affairaient. On lui coupait les manches de ses vêtements, le tissu se détachait de sa chair carbonisée.

C’est ma propre chair, songea-t-il et il détourna le regard.

Un contact froid sur son épaule gauche, une piqûre, une traction. Une main tenant une seringue hypodermique passa dans son champ de vision. Le plus remarquable à cet instant était que sa vision se limitait à un plan : la lumière, une brume scintillante au milieu de laquelle passaient des mains, des visages. On le déshabillait. On appliquait une substance sur ses bras, ses mains, son visage : fraîche, douce, apaisante.

Ils m’ont fait une piqûre pour m’endormir. Il essaya de se concentrer sur le danger, sur sa totale vulnérabilité. Mais sa conscience refusait de réagir. Incapable de traverser la brume scintillante.

Il y avait des voix. Il se concentra dessus. Quelqu’un disait : « Pour l’amour du ciel ! Il avait une arme. » Puis une autre : « Posez ça ! »

Pour quelque raison, cela l’amusa mais son corps refusa de rire.

Il repensa alors à son camping-car tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois : une boule de flammes orange. Toutes ses notes étaient restées à l’intérieur, réalisa-t-il. Toutes les preuves qu’il avait pu accumuler sur Santaroga étaient parties en fumée. Des preuves ? songea-t-il. Des notes… des spéculations… il avait encore tout à l’esprit. Il pouvait se le rappeler.

Mais la mémoire s’efface avec la mort ! pensa-t-il soudain.

La terreur galvanisa le minuscule noyau d’individualité qui subsistait en lui. Il essaya de crier. Aucun son ne sortit. Essaya de bouger. Ses muscles refusèrent de lui obéir.

L’obscurité l’emporta comme une main géante.

La barriere Santaroga
titlepage.xhtml
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Herbert,Frank-La Barriere Santaroga(The Santaroga barrier)(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm